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Séminaire

C. Boidin, «Réflexions comparatistes sur les enjeux et les pratiques croisées du commentaire dans les aires arabo-musulmanes, XVIe-XVIIe siècles» (08/03/15)
- Je me propose, pour donner une idée des façons de « lire, commenter, réécrire » dans les mondes arabes, de commencer par un peu de mise en contexte. Les productions textuelles que nous aurons à examiner doivent d’abord être remises dans leur cadre non seulement anthropologique mais aussi pratique, concret. / dans un 2e temps un peu plus bref je poserai la question (pour exemple) du commentaire de poésie en amenant un exemple un peu développé.

 1. Quelques données anthropologiques

- L’ensemble des pratiques de commentaires, dans l’histoire et la diversité des régions et des disciplines, procède de fondements communs que je voudrais rappeler – même s’il ne s’agit pas d’y réduire cette diversité. C’est une culture qui a une représentation généalogique du savoir (avant même et aussi parce que liée au modèle de la Révélation), liée aussi au modèle de la jurisprudence.

Sur ces points voir G. Schoeler, Ecrire et transmettre dans les débuts de l’Islam, 2002 ; H. Touati, Islam et voyage au Moyen-Âge, anthropologie d’une pratique lettrée, Seuil, 2000)

En effet les différentes pratiques de commentaires sont conçues comme des rassemblements et des examens de témoignages (sur les circonstances d’énonciation du texte, sur la véracité de l’attribution d’un propos à un personnage, etc)– le commentateur étant avant tout compilateur avant que juge (il y a donc à la fois une pratique de jugement, selon les cas, dans l’Histoire, et une attitude traditionniste dans le commentaire). Je vais y revenir dans ce qui suit.

 - Rassembler des sources et les confronter relève non seulement d’une culture encyclopédique dont les productions savantes (et textuelles en général) sont destinées à un lecteur modelé sur le modèle religieux-profane de celui qui veut et doit tout savoir, ou un maximum, que ce soit le ‘âlim religieux , le kâtib des chancelleries ou l’adîb commensal des califes ou des bonnes sociétés urbaines – les connaissances, éclectiques, sont citées et commentées pour être réinjectées dans toutes ces pratiques discursives. C’est aussi un devoir religieux.

 

- En effet, le modèle par excellence du Texte à commenter est évidemment le Coran, dont je rappelle que ce terme désigne en fait la lecture-récitation (qur’ân), puisque le message est un Livre qui comme tous les livres arabes est composé selon un rapport oral-écrit assez complexe. Il est dicté par Dieu à l’ange Gabriel qui le transmet à Mahomet, ce qui assure miraculeusement qu’il puisse le garder en mémoire et en assurer la transmission sans faute bien qu’illettré et peu exercé à la transmission orale. 1ER POINT

- 2e POINT Ce texte est conçu comme parfait et inimitable (c’est l’i’jâz), transmis dans une langue arabe parfaitement claire, comme le dit le Coran. Or cette perfection inimitable dépasse l’entendement humain et met au défi l’établissement d’une version écrite définitive ; mais surtout, pour assurer la bonne compréhension de ce texte, ainsi que ses prolongements dans tous les domaines de l’existence des Musulmans, se développe toute une série de sciences dites traditionnelles, qui cherchent dans les propos de Mahomet et de ses compagnons des explications lexicales, sémantiques, théologiques, historiques, géographiques, botaniques, capables d’assurer la bonne exégèse du texte et son application au droit etc.

Avec le temps, se développent donc des sciences caractérisées par un modèle généalogique, à savoir : je commente tel verset coranique à l’aide d’une information dont je donne extensivement la chaîne de garants, remontant idéalement jusqu’à Mahomet ou ses proches. (MATN/KHABAR : l’information ou le texte ou l’anecdote, l’énoncé+ ISNAD : chaîne des garants)

Les premières approches de ce que nous nommons textes littéraires ne sont pas différentes : je cherche à l’appui de la compréhension de tel verset un vers témoin ou un discours tribal témoin, et je valide son authenticité et son sens par le recours à des témoignages.

 - Par extension tout savoir repose sur une combinaison des témoignages autorisés sur telle ou telle question, et les pratiques du commentaire reposent sur cette articulation entre respect des autorités antérieures commentantes, et examen des témoignages qu’elles produisent.

- Les critères de cet examen ont pu varier selon les périodes et les écoles idéologiques, depuis le critère de l’antériorité jusqu’à celui de la fiabilité morale, en passant par la non-contradiction avec l’expérience ou la logique.

Mais ce que nous appelons exercice de la raison ou du jugement personnel est un faux problème, ne se pose pas en ces termes.

On peut examiner en ce sens le commentaire fait par Averroès de la Poétique d’Aristote (genres « littéraires » inconnus / analogie avec des genres connus sur des fondements logiques plus qu’esthétiques – formes complexes d’expérience et de raisonnement).

 Mais de tout cela, on tirera des résultats différents selon que l’on produit un discours destiné à un lectorat éclectique ou à un lectorat restreint, savant (même s’il s’agit d’un continuum discursif plutôt que de paradigmes radicalement différents.)

- Notons au passage que cette structure discursive est liée à des pratiques : tous les commentaires sont effectués par des savants ayant suivi le même type d’apprentissage : dans des cercles plutôt privés ou non spécifiques (à la mosquée ou chez un maître), on pratique lecture et dictée de textes, de façon à le maîtriser parfaitement, puis on le réétudie avec les commentaires, puis on se voit remettre une licence permettant de transmettre à son tour ce texte, avec la garantie de son maître.  Puis on passe à un autre enseignement.  Donc pleins d’ouvrages de type commentaire, résumé, gloses, qui passent par une organisation écrite mais selon un paradigme de transmission de bouche à oreille.

Modèle non-universitaire ou cathédral – idéalisé en scénographie énonciative pour des textes philosophiques qui valorisent un type de raisonnement « à la grecque ».

Voir sur les liens avec la pensée grecque : Dimitri Gutas, Pensée grecque, culture arabe. Le mouvement de traduction gréco-arabe à Bagdad et la société abbasside primitive (IIe-Ive / VIIIe-Xe siècles), traduit de l’anglais par Abdesselam Chedadi, Aubier 2005 (Greek Thought, Arabic Culture, Routledge, 1998)

 - Une fois parvenu au terme de cet apprentissage, le savant produit ses propres œuvres à partir de celles des autres, seul ou assisté, sur commande d’un protecteur haut placé et exerce souvent, d’ailleurs, une profession où l’examen des témoignages est fondamental (médecin, juge, etc). Les textes sont ensuite « performés » dans d’autres cénacles où ils sont composés en fonction des circonstances, et la chaîne peut ainsi se prolonger. On l’aura compris, tout auteur d’un texte de savoir est également un commentateur, et les deux pratiques se recoupent. L’autorité d’un auteur se mesure à sa capacité à citer et à commenter les autres, et ce sont ces techniques de commentaire, et leur appropriation au contexte, qui signent son style. Il peut d’ailleurs laisser des blancs et inviter les ultérieurs à compléter.

 D’où un caractère parfois répétitif à la seule lecture des ouvrages dits littéraires, qui sont en fait des productions de pratiques à la fois écrites et orales, destinées à diverses performances et non seulement à la production d’une œuvre originale et close.

Les configurations scripturales liées à l’exercice du commentaire révèlent l’importance de cette structure IMAGES DES MANUSCRITS

 Se posent des questions sur les notions 1) d’autorité, 2) de goût et de génie, 3)de vérité et mensonge – la notion de fiabilité des garants étant beaucoup plus opératoire

 2. - Le discours poétique est un peu à part : il n’est pas composé sur le modèle matn/isnad mais il est considéré comme un commentaire, au sens où il s’inscrit dans les pas des prédécesseurs, et tout bon poète a été commentateur et transmetteur. Mais surtout, il semble indissociable du commentaire pour être défini comme tel.

 D’abord, pour des raisons morales

La poésie, dans les cultures arabo-musulmanes, est en effet à la fois fondamentale et suspecte. Fondamentale historiquement car elle est la première forme discursive composée en arabe dont les Arabes aient conservé la trace, et qu’elle est donc considérée comme le trésor des Arabes, conservatoire de savoirs, de valeurs et d’explications pour comprendre les tournures du Coran.

Mais elle est aussi suspecte en raison de cette proximité avec le Coran, qui prend soin de s’en distinguer : la poésie est un artifice, suspect de mensonge, et les effets qu’elle provoque sont proches de ceux du Coran et donc à la limite du blasphème.

Elle bénéficie donc d’une exemplarité complexe : excellente quand elle reçoit l’honneur de la transmission, elle n’est cependant ni inimitable ni invariable

 Qui cherche à commenter les procédés poétiques (notamment pour pouvoir composer de la poésie, délice des puissants qui les commandent, ou pour satisfaire la curiosité des lecteurs) doit donc établir les poèmes comme légitimes (et anodins, non subversifs). Et donc la poésie acquiert une légitimité par le biais du commentaire.

C’est d’abord par nécessité externe du commentaire que la poésie a acquis droit de cité : on a cherché des preuves pour l’exégèse sacrée dans les poèmes anté ou proto islamiques, ce qui a d’ailleurs occasionné une conception historique de la critique poétique, répartissant les poètes en générations perdant progressivement en excellence.

Avec l’affirmation d’une culture lettrée et urbaine, le commentateur supplante progressivement le simple transmetteur. Et il cherche à établir des critères d’excellence – ce qui se fait par comparaison et assez tardivement (sous l’influence des traductions grecques et dans un débord par rapport à l’excellence inimitable du Coran)

 Mais l’interdépendance de la poésie et de son commentaire n’est pas seulement d’ordre normatif.

On constate en effet que le diwân (recueil des poèmes d’un auteur), par exemple, même dépourvu de commentaires explicites, varie d’un recenseur à un autre, prouvant que la poésie même lettrée n’était pas immuable. Que ce soit du fait du poète (qui s’adapte aux circonstances) ou de celui du transmetteur, la question de l’authenticité du poème est une question délicate. Elle est plutôt de l’ordre d’un effet pragmatique lié aux dispositifs textuels que j’évoque depuis tout à l’heure, et j’irais jusqu’à dire un effet de commentaire : lire (en arabe ce peut être lire dans un livre, réciter ou copier sous la dictée), commenter et réécrire s’interpénètrent.

 Exemple d’un type de commentaire à la fois savant et mondain, sous la forme de l’anthologie.

(Réflexions à partir de l’article de H. Kilpatrick, « Histoires de chansons. Adab et art musical dans le Kitâb al-Aghânî », ds F. Sanagustin (dir.), L’Orient au cœur, en l’honneur d’André Miquel, Mainsonneuve & Larose, 2001, p.21-34)

 
- Ce qui m’intéresse ici est le fait que la valeur du poème est dégagée, par le geste de commentaire, de la seule autorité du poète.

- Cette valeur est variable comme le texte et sa performance (ici musicale) et susceptible de s’actualiser selon les périodes (donc pas si figé qu’on le pense avec modèle du dîwân). Indique aux auteurs qu’il y a des raisons de continuer, etc.

- Et aussi qu’il y a une porosité entre discours poétique et discours savant, et en particulier une interdépendance entre l’anecdotique et le poétique qui brouille les seuils de la textualité sans être uniquement un effet de variation esthétique.
 

 

Mis à jour le 21 septembre 2015