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Revue critique de fxxion contemporaine n°18 (2019) - "Littératures de terrain"

dirigé par Alison James et Dominique Viart

Publié le 21 juin 2019 Mis à jour le 21 juin 2019


 
FIXXXION No 18 (2019)

LITTÉRATURES DE TERRAIN


dirigé par Alison James et Dominique Viart
 


 Présentation

Les articles réunis ici mettent en évidence la variété des pratiques et l’hétérogénéité des formes d’écriture de terrain, tout en faisant ressortir les traits constitutifs des littératures de terrain telles que les définit Dominique Viart[i]. Un premier ensemble d’études cherche à cerner le terrain comme territoire disciplinaire, aux deux sens de ce terme : à la fois lieu d’un partage ou d’une rencontre entre littérature et sciences sociales, et objet soumis à la fonction disciplinaire (au sens foucaldien) du regard savant. Ainsi Mathilde Roussigné voit-elle dans Une île, une forteresse d’Hélène Gaudy un effort pour “indiscipliner le terrain” par une approche sensible et une expérience relationnelle du terrain qui déjouent les mécanismes de contrôle. Les œuvres de Philippe Artières, étudiées par Laurent Demanze, interrogent la légitimité de l’écriture historiographique à travers la mise en œuvre de modes d’expérimen­tation et d’investissement ludique du terrain. Alliant expérience vécue et documentation, les textes de la collection “Terre Humaine”, analysés par David Couvidat, font de l’exploration scientifique du terrain un espace de création. C’est encore le tournant littéraire de l’anthropologie qu’interroge l’article de Justin Izzo, à partir d’une lecture des mémoires d’Amadou Hampaté Bâ.

Les études suivantes se penchent sur des formes d’investissement d’un territoire social ou encore sur des retours vers l’Histoire (immédiate ou plus lointaine). À partir de textes de Hélène Cixous, de Patrick Modiano, d’Ivan Jablonka, et de Daniel Mendelsohn, Maxime Decout analyse le choix entre reconstitution fictionnelle et enquête de terrain dans les récits généalogiques ou historiques sur la Shoah. Maud Lecacheur examine les dispositifs et les protocoles de collecte de voix dans la littérature contemporaine, pratiques qu’elle inscrit dans le double héritage de Shoah de Claude Lanzmann et de La misère du monde de Pierre Bourdieu ; la trilogie rwandaise de Jean Hatzfeld permet ensuite de mettre au jour les traits et les enjeux d’une poétique du témoignage indirect. L’article d’Églantine Colon trace la trajectoire politique de Jean Rolin, allant d’une conception militante (maoïste) du terrain, en passant par le désengagement de Zones, à l’approche proprement post-militante de La Clôture, qui, face aux vies précaires et aux glissements du terrain post-industriel, fait du texte un espace d’accueil et de soin. Cécile Yapaudjian-Labat voit dans Viva de Patrick Deville une enquête historique doublée d’une interrogation de la notion même d’histoire ; ce “roman sans fiction” s’érige en lieu de mémoire des révolutions qui s’adresse à notre présent. L’étude de Mathilde Zbaeren articule écriture de terrain et lutte sur le terrain à travers le projet du collectif Mauvaise troupe, formé sur la “zone à défendre” de Notre-Dame-des-Landes ; le réinvestissement du territoire géographique participe ici à l’extension du domaine littéraire.

Les littératures de terrain rejoignent le journalisme dans les deux livres-enquêtes étudiés par Violaine Sauty : dans Steak Machine de Geoffrey Le Guilcher et En Amazonie de Jean-Baptiste Malet, l’expérience de l’immersion nécessite d’avancer sur une ligne de crête ténue entre participation et observation, et traduit l’ambition d’un journalisme différent, hostile au sensationnalisme des médias. À partir d’ouvrages de George Packer et de Claudia Rankine, William Dow propose de définir une catégorie élargie et transnationale de “journalisme littéraire” – modalité d’écriture qui rompt avec les normes réalistes tout en renouant avec une tradition documentaire moderniste.

L’exigence du terrain peut donner lieu à des pratiques poétiques ou graphiques singulières, comme le montrent nos trois dernières études. Joshua Armstrong identifie ainsi chez Jacques Réda une poétique latérale de l’espace, qui trans­forme par des lignes de prose poétique les éléments linéaires du paysage en espace kairique (en jouant le kairos contre le chronos). C’est encore l’imbrica­tion d’une forme poétique et d’une découverte de lieu que Marie Evette-Deléage nous invite à considérer, dans son étude d’un carnet de voyage en vers de Bernard Noël. Et comme le montre Isabelle Bernard, c’est par la mise en œuvre d’une esthétique hybride que les romans graphiques de Lamia Ziadé mènent un travail de mémoire sur le Moyen-Orient.

Les entretiens avec Joy Sorman, Éric Chauvier, et Philippe Vasset témoignent d’un ensemble de questionnements qui se recoupent sur plusieurs points : le choix entre récit de terrain et fiction documentaire ; la question de la place et de la légitimité de l’auteur-enquêteur ; le rôle de la rencontre et la dimension relationnelle des écritures du terrain. La littérature apparaît ici comme le lieu d’un savoir spécifique, contre-disciplinaire (Chauvier), voire d’une absence de savoir qui permet un regard sans surplomb (Sorman). Dans sa carte blanche, Marie Cosnay nous invite à l’accompagner sur les routes de la migration et à imaginer des espaces d’accueil adéquats – faute de pouvoir remédier au partage inégal des terrains. Enfin, sous la rubrique “Relire”, je propose de voir dans Bécon-les-Bruyères (1927) d’Emmanuel Bove le précurseur des récits de terrain contemporains, tout en soulignant la singularité du regard de l’auteur sur ce lieu qui “existe à peine”.

En allant de l’ethnographie littéraire au roman graphique, en passant par le journalisme d’immersion, l’enquête historique et le carnet de voyage poétique, ce parcours critique fait apparaître une diversité d’approches et d’objets, qu’unissent toutefois des préoccupations communes, propres au moment contemporain. La littérature se met à l’épreuve du terrain afin d’expérimenter ses propres possibilités face à un réel qui résiste, afin de “vivre des situations inédites”[ii], de restituer un passé, d’accueillir des voix et des vies. Nous avons tenté de dessiner ici une cartographie ouverte de ces pratiques.

[i] Voir dans ce numéro Dominique Viart, “Les Littératures de terrain”. - [ii] Joy Sorman, entretien dans ce numéro.

 



Parution en 2019


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Mis à jour le 21 juin 2019