Poétique historique et communautés littéraires
Séminaire général de l’équipe PHisTeM (Poétique historique des textes modernes – resp. : Pierre Dufief et Alain Vaillant) animé par Matthieu Letourneux, Agathe Novak-Lechevalier et Alain Vaillant.
1) Présentation
Depuis quelques années, la poétique historique a commencé d’envisager les formes concrètes de la communication littéraire – la littérature désignant, en son sens historique le plus général, « tout texte destiné à être communiqué de façon ouverte dans l’espace public sans visée pratique immédiate, quels que soient le mode de communication et la nature de cet espace public » (A. Vaillant). Rejoignant en partie les perspectives des cultural studies, de la sociologie de la culture et de l’histoire culturelle, elle a abandonné le point de vue textualiste jusqu’alors dominant. La prise en compte du « discours social » (M. Angenot), l’analyse de corpus plus larges et moins canoniques et des logiques proprement médiatiques, invitent à confronter l’herméneutique littéraire aux questionnements portant sur les « communautés interprétatives » (S. Fish ; voir aussi J. David). Il s’agit en effet de repenser les communautés littéraires non seulement comme des instances de sociabilités, mais aussi comme des systèmes de communication en concurrence, entraînant des frictions entre les modalités de codage et de décodage des textes ainsi qu’une grande variété dans leurs conditions de déchiffrement.
Le romantisme lui-même, généralement décrit comme la promotion de la singularité, n’a d’ailleurs jamais cessé de penser la littérature comme l’expression d’une communauté. Communauté historique : l’écrivain romantique se donne comme un « enfant du siècle », et la génération romantique est la première à s’affirmer comme telle. Communauté géographique : Germaine de Staël fait de la littérature le vecteur de l’esprit des nations. Cette conception de la littérature en interaction avec une communauté, qui coïncide avec l’essor de la sociologie et l’effervescence des pensées politiques de la communauté (saint-simonisme, fouriérisme, communisme), naît de la fracture révolutionnaire et du sentiment de délitement de toutes les institutions traditionnelles (politiques ou religieuses) qui avaient pour fonction d’assurer le lien social. Elle est par ailleurs liée au dépassement de l’universalisme des Lumières : l’écrivain prétend toujours délivrer une vérité générale sur l’homme, mais il s’adresse pourtant à un public déterminé et qu’il prétend circonscrire. La quête d’une communauté s’inscrit précisément dans cet espace intermédiaire entre l’individu et l’universel qui permet à l’œuvre de viser un degré de généralité restreint.
La littérature en effet, en tant qu’elle est avant tout acte de communication sociale, non seulement s’offre comme mode d’expression d’une communauté, mais peut constituer l’un des outils de la restauration nostalgique d’une communauté perdue, ou de l’invention et de l’affirmation de communautés nouvelles. La quête d’un lien d’ordre communautaire, du côté des auteurs, rencontre une exigence chez les lecteurs de l’époque romantique, qui cherchent à entrer en communion avec la personnalité qu’ils devinent à travers le texte, la lecture prenant alors la forme d’une rencontre et d’une mise à l’épreuve des affinités électives. L’œuvre littéraire elle-même devient par ailleurs l’outil de production d’un lieu commun en mettant au point (c’est le projet réaliste) les cadres de l’expérience qui définissent une image du monde et un langage communs.
Interroger les communautés littéraires, c’est aussi traquer et admettre les divergences. L’appréhension du texte est toujours médiatisée par un contexte qui s’organise en séries culturelles produisant des effets d’unité interprétative. L’institution scolaire, la critique ecclésiastique, la sociabilité bourgeoise, la lecture populaire, les milieux artistiques forment autant de communautés avec leurs réseaux de circulation du livre, leurs normes, leurs modèles prototypiques, leurs critères d’évaluation, qui témoignent qu’il existe à tout moment des communautés littéraires concurrentes qui interagissent suivant une logique qui tient autant de l’échange que du rapport de force.
Mais la dynamique communautaire recouvre à l’ère des industries culturelles une exigence contraignante : s’adresser à une communauté de lecteurs qu’il faut faire siens et fidéliser devient vite en effet un impératif commercial et enclenche des logiques de sérialisation et de standardisation qui rebutent des écrivains encore habitués à l’ancien modèle aristocratique. En cherchant à séduire le plus grand nombre et à refléter « l’opinion commune », les productions de masse articulent les topoï d’une époque et reflètent largement le discours social – reformulé du moins suivant les perspectives idéologiques et les contraintes économiques et techniques des systèmes médiatiques.
De surcroît, davantage même que le livre populaire, c’est la presse de masse, offrant à lire à chacun un même contenu avec l’illusion d’une simultanéité et permettant ainsi, selon Gabriel Tarde, l’apparition d’une opinion publique, qui joue évidemment le rôle principal dans cette émergence d’un sentiment de communauté lié à l’écrit. Par contraste, le livre devient alors le symbole de l’intime, le lieu d’une relation exclusive et singulière entre l’auteur et le lecteur, par nature rétive à la tentation communautaire. Au XXe siècle, les dérives politiques auxquelles celle-ci a servi de caution aggravent le soupçon qui pèse sur elle. La fortune évidente dont jouit le mot (la communauté est nationale, ethnique, religieuse) masque mal les remises en cause dont l’idée est l’objet : tantôt « désœuvrée » (J.-L. Nancy), la communauté est vue comme irréalisable ; tantôt même « inavouable » (M. Blanchot), elle apparaît honteuse, accablée de tous les péchés de l’Histoire.
Plus récemment, un retour en faveur semble cependant s’opérer à nouveau pour l’idée de communauté littéraire. D’un côté l’échec apparent des idéologies et l’écrasante hégémonie d’un consumérisme désormais mondialisé aggravent la précarité des individus et appellent à des formes de solidarité aussi bien culturelles que politiques. De l’autre, l’inattendue persistance de la lecture et du texte, même numérique, face aux technologies de l’image ainsi que leur force de résistance contre les nationalismes autoritaires, à travers le monde, accréditent l’idée que la littérature serait capable de fédérer de libres communautés de lecteurs autour du réel qu’elle institue, instruments et témoignages d’une démocratie en acte qui serait distincte des démocraties politiques, et agissant en amont ou en dépit d’elles, voire contre elles. En effet, la littérature, par sa double appartenance à la sphère abstraite (par son recours au langage, qui l’oppose aux arts iconiques) et au monde des émotions sensibles (par le rôle qui y est dévolu à l’imagination), donne l’impression, même illusoire, de pouvoir tisser par la lecture des relations d’une nature originale, combinant la connivence intellectuelle et l’empathie émotionnelle – et, à ce titre, ouvrant à reconsidérer les modes d’articulation de l’intime et du collectif, de l’esthétique et du politique.
Le temps nous paraît donc venu, dans la perspective de poétique historique qui est celle du PHisTeM, de réinterroger le concept de communautés littéraires, d’examiner les liens de connivence dont elles se nourrissent, enfin de reconsidérer l’histoire littéraire des siècles passés au regard de ce nouvel éclairage. Nous examinerons, en particulier, les réponses que la littérature, du XIXe au XXIe siècle, a apportées aux questions suivantes :
1) comment l’œuvre littéraire représente-t-elle la communauté, et quels types de communautés, ayant leurs propres modes de déchiffrement ?
2) dans quelle communauté concrète et effective l’écrivain se situe-t-il ? quelle influence a-t-elle sur lui ? quelle communauté vise-t-il ? comment se positionne-t-il par rapport à elle ? quels types de médiation peut-il mettre en œuvre ?
3) Y a-t-il une forme de communauté spécifique engendrée par l’écrit littéraire ? comment s’effectue le passage d’une collectivité à une communauté de lecteurs ? en quoi le support de l’écrit (livre, presse, internet…) influe-t-il sur la nature et la structure de la communauté ?
4) par quels procédés spécifiques les différents genres littéraires parviennent-ils à produire un sentiment d’adhésion qui, à travers l’écrit, suscite un lien entre l’auteur et ses lecteurs, et entre les lecteurs entre eux ?
5) Que devient la communauté littéraire à l’ère de la globalisation et de la standardisation ?
2) Programme
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