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Séminaire

 
L. Picciola : « Corneille et ses propres comédies : réécritures et commentaires » (13/04/15)
 
Corneille a beaucoup retouché, réécrit ses œuvres, peut-être parce qu’il a été très commenté par autrui au moment de la Querelle du Cid ; comme pour mieux parer les coups, il est devenu peu à peu un véritable commentateur de ses propres pièces. En 1660, dans une nouvelle édition collective et remaniée de ses œuvres, ce commentaire prit un aspect systématique car le poète fit précéder chacune d’elles d’un Examen, dont il précisait que « le commentaire » était constitué non par des références aux Poétiques antiques comme ceux des autres commentateurs mais par « l’expérience du théâtre » et à ce qu’il avait « vu plaire ou déplaire ».

I.     Les œuvres les plus réécrites dans le détail des dialogues, mais très rarement dans la conduite de l’action, furent ses comédies de jeunesse.

- Langage, sentiments, gestes devinrent moins crus, moins érotiques, moins cyniques (Mélite notamment) : sauf pour la Nourrice de La Veuve, on peut penser que la bienséance, au sens social et esthétique (on a affaire aux « honnêtes gens ») et non pas moral, motiva l’évolution. L’inflexion se fait déjà sentir dans l’édition collective de 1644.

- Dans L‘Illusion comique, l’éloge de l’adultère, prononcé par un fils de bourgeois dans la partie comique, se fait plus discret en 1660, de même que l’évocation des mœurs libertines des grands seigneurs par une suivante : moralisation en marche ? Là encore, plutôt une recherche de cohérence du personnage principal.

 

II. On assiste parallèlement à une révision des commentaires eux-mêmes.

-       En 1633, la préface défend sérieusement Clitandre (tragi-comédie) en soulignant l’adresse de l’auteur à réduire un sujet dans les limites de la scène, en revendiquant la liberté en matière de durée de l’action, en affirmant le primat du spectacle tout en estimant que la pièce est trop difficile à suivre ; en 1660, l’Examen démolit l’œuvre, présentée avec insolence comme une bravade. En fait, cette critique dévastatrice vise à mettre en valeur les autres pièces de jeunesse : sacrifice de Clitandre sur l’autel des comédies, au caractère aristocratique innovant.

-       Évolution aussi pour L’Illusion comique : vantant sa nouveauté dans la dédicace, l’auteur écrit en 1639 que les 3 actes centraux forment une « comédie imparfaite » et l’ensemble un « monstre », ce qui en impose ; l’Examen de 1660, estime que les 3 actes de cette « galanterie extravagante », non sacrifiée mais jugée comme hapax et « caprice », forment une pièce que Corneille ne « sait comment nommer ». Derrière ces prises de distance, on décèle la revendication d’expérimentations.  

III. Certaines suppressions de 1660 affectent moins le détail que la dramaturgie

- dans L’Illusion comique,  la disparition du rôle de Rosine, aristocrate s’offrant à un amant qui, pris de remords, ne veut plus d’elle, peut satisfaire les pudibonds mais offre surtout l’avantage de perfectionner l’illusion que l’action des actes II à IV continue dans le V. Là, la conduite de l’action est concernée.

- de Clitandre, Corneille raccourcit considérablement la scène V, 3, gaie et licencieuse, entre Rosidor et Caliste. De telles scènes survenaient pour détendre après les périls de la tragi-comédie, participant de la « conjouissance » : Corneille n’a pas censuré le texte jusqu’en 1660, ce qui fait douter qu’il s’agisse de pure pudibonderie. En fait, en lien avec la tentative de viol de Dorise par Pymante, la scène contribuait à une réflexion sur le rapport trouble entre contrainte et désir : pouvait-elle plaire encore en 1660 dans une pièce dont, de surcroît, l’auteur déclarait refuser l’esthétique générale ? Sacrifice pour sacrifice…

- La dernière scène de La Suite du Menteur est en 1660 amputée d’un ensemble de répliques qui faisaient envisager la prochaine représentation de toutes les scènes auxquelles on venait d’assister et constituaient une suite du reportage de Cliton qui annonçait en I, 3 qu’on jouait les premières aventures de Dorante à Paris dans une comédie : Le Menteur.  Le dialogue naissait même de l’exhibition du texte de cette première comédie. Le valet Cliton s’insurgeait au nom des règles contre cette mise en théâtre des aventures récentes, ridiculisant les doctes dans un jeu complice avec Dorante. Pourquoi cette suppression  de la mise en abyme et de l’ironie, qui la rendaient parente de L’Illusion comique ? La pièce avait eu peu de succès ; continuer de faire son auto-promotion eût été maladroit… Mais alors le commentaire, favorable à la comédie, migre des dialogues à l’Examen, en devenant défavorable.

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Les commentaires de 1660 considèrent l’ensemble de l’œuvre cornélien plus que ses composantes. La cure de vertu imposée à Clitandre, sacrifiée à l’approche théorique des comédies, signalait dans le texte même le renoncement au genre tragi-comique, confirmé dans l’Examen. La suppression d’un pan de la dernière scène de La Suite du menteur, en réduisant le potentiel comique, lié à la grâce, au brio, à l’excessive subtilité d’esprit des maîtres, et, assez curieusement, renforçait par-là la critique que Corneille formulait dès 1645 dans l’Épître contre le personnage principal : quand le maître est trop vertueux, « Ce n’est que le valet qui fait rire »).  Corneille, s’inclinant une nouvelle fois devant la réaction du public, avait aussi passé La Suite du Menteur à la rubrique des pertes alors qu’elle eût mérité d’être défendue. Mais du même coup, son plaidoyer contre la nécessité d’utilité morale, dont ses autres pièces, notamment les tragédies, étaient peu soucieuses, s’en trouvait renforcé. Chez lui, réécriture et commentaire ne peuvent guère être dissociés.
 

 

Mis à jour le 21 septembre 2015